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DÉJEUNER IMPOSSIBLE : Jacques Bainville & Isaac Asimov

DEUX ESPRITS SÉPARÉS PAR UN SIÈCLE CONVERSENT À TRAVERS LE TEMPS. UNE RENCONTRE IMAGINAIRE OÙ LE TRAGIQUE POLITIQUE CROISE L’UTOPIE DES SYSTÈMES.

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Jean Grimaldi d Esdra
sept. 14, 2025
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Dans l'exercice délicat qui consiste à faire dialoguer les morts avec les vivants, certaines rencontres s'imposent par leur évidence paradoxale. Jacques Bainville (1879–1936), historien français et analyste redoutable du long terme, regardait les peuples comme on scrute un fleuve : pour en prévoir les débordements, il fallait d’abord comprendre leur lit. Isaac Asimov (1920–1992), romancier prolifique, biochimiste de formation, père des robots et de la psychohistoire, concevait l’histoire comme un système susceptible de projection. L’un cherchait dans le passé les clés du futur ; l’autre voulait que le futur permette de repenser le passé.

Tous deux s’interrogèrent sur les conditions de la stabilité politique. Tous deux furent déçus par l’usage réel de la raison. Ce déjeuner impossible, tenu dans un restaurant de Buenos Aires plus ancien que bien des constitutions, tente de faire converser leurs deux voix — avec moi pour témoin, carnet ouvert.

El Imparcial, Buenos Aires

Le murmure des murs

Je suis arrivé tôt. Trop tôt. Trois jours que je remontais Buenos Aires comme une rivière : rues étroites, grandes perspectives, façades qui hésitent entre Europe et inventivité latino-américaine. L’adresse était griffonnée sur un vieux papier : El Imparcial, Hipólito Yrigoyen 1201.

Devanture sombre. Deux portes battantes. À l’intérieur, un calme solide. Les serveurs glissent, silencieux, en noir et blanc. Le plancher grince. Les tables sont de marbre veiné, les murs couverts de photos sépia, de caricatures politiques, de miroirs ternis. Rien ne cherche à séduire. Mais tout invite à rester.

Je m’installe au fond. Fenêtre grillagée, nappe empesée, silence juste interrompu par le frottement des verres. Je commande un café cortado, tiède comme il se doit. J’ouvre mon carnet. Ils arrivent presque ensemble, sans se saluer, comme deux corps gouvernés par des horloges différentes.

Entrée – Le bruit du progrès

Jacques Bainville est ponctuel. Costume anthracite, gants pliés, regard net. Il s’assied comme on entre dans un salon où l’on sait qu’on sera écouté. Il observe la carte comme un diplomate un traité.

Isaac Asimov, plus rond, lunettes épaisses, veste de tweed, arrive avec l’enthousiasme d’un enfant en sortie de laboratoire. Il examine les moulures au plafond comme s’il pouvait y déceler une forme mathématique oubliée.

Le serveur approche. Bainville choisit avec calme :
— Empanadas de Tucumán. En matière d’entrée, la constance est préférable à l’exotisme.
Asimov sourit :
— Provoleta grillée. Il y a quelque chose de fascinant dans la fonte progressive du fromage : une équation comestible.

Un sourire s’échange. Je prends la parole.

« Messieurs, si vous deviez résumer l’état d’esprit du XXIe siècle en un mot, lequel choisiriez-vous ? »

Asimov relève les lunettes.
— Excès.
Bainville croise les bras.
— Amnésie.

« Vous n’êtes pas tendres. »

Asimov, avec douceur :
— Pas méchants. Inquiets.

Les entrées arrivent. Bainville coupe son empanada comme on soulève le coin d’un parchemin. Asimov contemple sa provoleta, la pousse du bout de sa fourchette comme s’il testait la densité d’un matériau instable.
— La science fond, elle aussi. Quand on l’échauffe trop.

Bainville s’interrompt.
— Vous rêvez d’un monde régulé par l’intelligence. Moi, je crains un monde où elle prétend gouverner seule. L’histoire est une matière de passions. Pas un jeu de lois.

Asimov lève un sourcil.
— Et pourtant, c’est bien parce que les passions se répètent que je crois aux équations. Mon idée de psychohistoire n’était pas un délire : c’était une tentative de mettre du frein sur l’absurde.

« Jacques Bainville, que pensez-vous de Fondation ? »

Il lisse sa serviette, puis répond.
— Un Empire inquiet de lui-même. Trop logique pour durer. Trop centralisé pour respirer. C’est le Saint-Empire avec des robots.

« Isaac Asimov, et vous de Bainville ? »

— Un écrivain d’une lucidité presque trop nette. J’ai lu son ouvrage sur Les Conséquences politiques de la paix. Il avait compris, avant beaucoup, que le traité de Versailles n’était pas la fin de la guerre mais l'annonce de la suivante. C'était précis, froid, et hélas prophétique.

Ils échangent un regard presque complice.

Puis Bainville se redresse légèrement.
— Vous savez, ce qui me frappe, c’est que vous parlez toujours de système, de modélisation. Vous cherchez le relief caché dans le plan. Moi, je regarde les aspérités, les bosses, les failles. Ce qui résiste. Ce qui échappe.

Asimov, amusé :
— Et ce qui trahit ?

— Aussi. Toute société trahit un jour sa promesse. L’important, c’est qu’elle en fasse un récit — ou un silence digne. Pas une excuse algorithmique.

Asimov mâche lentement une bouchée de fromage.
— Dans mes nouvelles, j’ai souvent introduit des écarts : des anomalies, des cas limites. Je savais qu’il fallait du désordre. Mais je voulais qu’on puisse le cartographier.

— C’est une différence fondamentale. Je ne veux pas le cartographier. Je veux qu’on sache qu’il existe — et qu’on en tienne compte, même sans l’expliquer.

Je m’autorise une relance.

« Les sociétés modernes vous paraissent-elles plus évoluées… ou simplement plus instables ? »

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